La Voix de la raison 7
I
Dans la clairière, se tenait Falwick, revêtu de son armure complète à l’exception de son casque, son manteau rouge carmin de moine rejeté en arrière sur l’épaule. À côté de lui, un nain géant, trapu, barbu, portant un haubert sous une pelisse de renard et coiffé d’un camail, avait les bras croisés sur la poitrine. Tailles, qui ne portait qu’une courte tunique en tissu doublé arpentait la clairière en faisant des moulinets avec son épée dégainée.
Le sorceleur embrassa la clairière du regard en retenant son cheval. Tout le pourtour scintillait des cuirasses et des capelines de soldats armés de lances.
— Tonnerre ! grommela Geralt. J’aurais dû m’y attendre. Jaskier tourna bride et jura tout bas à la vue des lanciers qui leur coupaient la retraite.
— Qu’est-ce qui se passe, Geralt ?
— Rien. Ferme ta gueule une fois pour toutes et ne t’en mêle pas ! Je vais essayer de nous sortir de là en racontant quelque mensonge.
— Que se passe-t-il, je te demande ? Encore une dispute ?
— Ferme-la !
— C’était tout de même une idée stupide d’aller en ville ! gémit le troubadour en regardant vers les tours du temple tout proche, qu’on pouvait apercevoir au-dessus de la forêt. On aurait dû rester tranquillement chez Nenneke et ne pas mettre le nez hors de l’enceinte…
— Ferme-la, je t’ai dit ! Tu vas voir, tout va s’expliquer.
— Ça n’en a pas l’air.
Jaskier avait raison. Ça n’en avait pas l’air. Tailles faisait toujours les cent pas en agitant son glaive, sans regarder de leur côté. Les soldats observaient la scène, appuyés sur leurs lances avec l’air morne et indifférent de professionnels chez qui le fait de tuer ne provoque pas de poussées excessives d’adrénaline.
Ils descendirent de cheval. Falwick et le nain s’approchèrent à pas lents.
— Vous avez offensé Tailles, un homme de haut lignage, sorceleur, dit le duc sans préambule ni les formules de politesse usuelles. Et Tailles, comme vous vous en souvenez certainement, vous a jeté son gant. Il n’était pas correct de vous provoquer dans l’enceinte du temple, aussi avons-nous attendu que vous quittiez les jupons de la prêtresse. Tailles vous attend. Vous devez vous battre.
— Vraiment ?
— Oui.
— Et vous ne pensez pas, monsieur Falwick, grimaça Geralt, que ce Tailles de haut lignage me fait trop d’honneur ? Je n’ai jamais eu l’honneur d’être adoubé chevalier, et quant à ma naissance, mieux vaut ne pas en rappeler les circonstances. Je crains de ne pas être assez digne… Comment dit-on, Jaskier ?
— Incapable de donner réparation et d’aller sur le pré, récita le poète en gonflant les lèvres. Le code de chevalerie constitue…
— Le chapitre de l’ordre obéit à son propre code, le coupa Falwick. Si c’était vous qui aviez défié un chevalier de l’ordre, celui-ci aurait pu à son gré vous refuser réparation ou vous l’accorder. Mais c’est la situation inverse : c’est le chevalier qui vous défie, et ainsi vous élève à sa dignité, bien entendu uniquement le temps nécessaire pour laver l’affront. Vous ne pouvez pas refuser. Refuser cette dignité vous en rendrait indigne.
— C’est d’une logique ! dit Jaskier avec une grimace simiesque. Je vois que vous avez étudié les philosophes, monsieur le chevalier.
— Ne t’en mêle pas ! (Geralt dressa la tête, regarda Falwick dans les yeux.) Achevez, chevalier. J’aimerais savoir vos intentions. Que se passera-t-il si je m’avère… indigne ?
— Que se passera-t-il ? (Un rictus se dessina sur le visage de Falwick.) Eh bien ! Je te ferai alors pendre à une branche, coquin !
— Du calme ! dit soudain le nain d’une voix éraillée. Contrôlez vos nerfs, monsieur le comte. Et pas d’injures, s’il vous plaît.
— Ce n’est pas à toi de m’apprendre les bonnes manières, Cranmer ! dit le chevalier avec un air pincé. Et souviens-toi que le prince t’a donné des ordres que tu dois exécuter à la lettre.
— C’est vous qui n’avez pas à me donner de leçon, comte, dit le nain, le poing sur la hache à double tranchant glissée dans sa ceinture. Je sais exécuter des ordres, je me passerai de vos leçons. Monsieur Geralt, permettez. Je suis Dennis Cranmer, capitaine de la garde du prince Hereward.
Le sorceleur salua le nain avec raideur en le regardant dans les yeux, des yeux gris clair, couleur d’acier, sous des sourcils filasse broussailleux.
— Battez-vous avec Tailles, monsieur le sorceleur ! poursuivit calmement Dennis Cranmer. Ça vaudra mieux. Il ne s’agit pas d’un duel convenu à mort, vous devez juste réduire votre adversaire à l’impuissance. Allez sur le pré et laissez-le vous réduire à l’impuissance !
— Pardon ?
— Le chevalier Tailles est le favori du prince, dit Falwick avec un sourire fielleux. Si ton glaive le touche au cours du combat, mutant, tu seras puni. Le capitaine Cranmer t’arrêtera et te livrera à Sa Majesté et tu devras comparaître devant elle. Pour être puni. Tels sont les ordres qu’il a reçus.
Le nain n’eut pas un regard pour le chevalier, il ne quittait pas Geralt des yeux. Le sorceleur esquissa un sourire assez horrible.
— Si je comprends bien, dit-il, je dois me battre en duel parce que si je ne le fais pas, je serai pendu. Si je combats, je dois laisser mon adversaire me blesser parce que si c’est moi qui le blesse, je serai condamné au pilori. Quelle joyeuse alternative ! Mais je pourrais peut-être vous épargner des ennuis ? Je vais me fracasser la tête contre le tronc d’un pin et me réduire ainsi moi-même à l’impuissance. Cela vous satisfera-t-il ?
— Trêve de plaisanteries ! siffla Falwick entre ses dents. N’aggrave pas ta situation ! Tu as offensé l’ordre, vagabond, et pour cette offense, tu dois être puni, je pense que tu l’as compris. Le jeune Tailles, de son côté, a besoin de se couvrir de gloire en vainquant un sorceleur, gloire que le chapitre de l’ordre veut lui assurer. Sinon, tu serais déjà pendu. Si tu te laisses vaincre, tu sauveras ta misérable vie. Nous ne tenons pas à te voir mort, nous voulons simplement que Tailles t’égratigne la peau. Et une peau de mutant comme la tienne cicatrise vite. Allez, on y va. Décide ! Tu n’as pas le choix !
— C’est ce que vous pensez, monsieur le comte, dit Geralt en accentuant son rictus. (Il jeta un coup d’œil circulaire pour évaluer le nombre des soudards.) Mais moi, je pense l’avoir.
— Oui, c’est vrai, reconnut Dennis Cranmer. Vous avez le choix. Mais alors le sang coulera, des flots de sang. Comme à Blaviken. C’est ce que vous voulez ? Vous voulez avoir du sang et des morts sur la conscience ? Car le choix auquel vous pensez, monsieur Geralt, signifie du sang et des morts.
— Vous argumentez de bien charmante façon, capitaine, c’en est même fascinant ! se moqua Jaskier. Vous essayez de prendre un homme que vous avez attaqué dans la forêt par des sentiments humanitaires, vous en appelez à ses grands sentiments. Vous lui demandez, si je comprends bien, de daigner ne pas verser le sang des bandits qui l’ont attaqué. Il doit avoir pitié de ces sbires parce qu’ils sont pauvres, qu’ils ont femmes et enfants, et qui sait, peut-être même une mère. Mais ne vous semble-t-il pas, capitaine Cranmer, que vous vous inquiétez prématurément ? Parce que moi, quand je regarde vos lanciers, je vois leurs genoux trembler rien qu’à l’idée de se battre avec Geralt de Riv, le sorceleur qui vient à bout d’une strige à mains nues. Il n’y aura pas d’effusion de sang ici, personne ne subira de dommages. À l’exception de ceux qui se casseront une jambe en détalant jusqu’à la ville.
— Moi, dit calmement le nain en prenant un air supérieur et agressif, je n’ai rien à reprocher à mes genoux. Jusqu’à présent, je n’ai jamais fui devant personne et ce n’est pas aujourd’hui que je changerai d’habitudes. Je ne suis pas marié et si j’ai des enfants, je ne sais rien de leur existence ; quant à ma mère, une dame que je ne connais pas plus que ça, je préférerais la tenir en dehors de cette affaire. Mais les ordres qui m’ont été donnés, je les exécuterai. À la lettre, comme toujours. Sans en appeler à vos sentiments, monsieur Geralt de Riv, je vous demande de prendre une décision. Quelle qu’elle soit, je m’y conformerai.
Le nain et le sorceleur se regardèrent les yeux dans les yeux.
— Bien ! finit par dire Geralt. Réglons cela ! On ne va pas y passer la journée.
Falwick redressa la tête, ses yeux lancèrent des éclairs.
— Par conséquent, vous êtes d’accord ? dit-il. Vous consentez à vous battre en duel avec le chevalier né Tailles de Dorndal ?
— Oui.
— Bien. Préparez-vous !
— Je suis prêt, dit Geralt en enfilant ses gants. Ne perdons pas de temps ! Si ce duel vient aux oreilles de Nenneke, ça ira mal. Réglons cela rapidement ! Jaskier, garde ton calme ! Tu n’as rien à voir là-dedans. N’est-ce pas, monsieur Cranmer ?
— Absolument ! confirma sèchement le nain avant de regarder Falwick. Absolument, monsieur Geralt ! Quoi qu’il arrive, cela ne concerne que vous.
Le sorceleur dégaina son glaive.
— Non, dit Falwick, en sortant le sien. Tu ne te battras pas avec ta lame de rasoir. Prends mon épée !
Geralt haussa les épaules. Il prit l’épée du comte et fit un moulinet pour l’essayer.
— Elle est lourde, constata-t-il froidement. Nous pourrions nous battre avec des bêches avec un égal succès.
— Tailles a la même. Vous êtes à armes égales.
— Vous avez vraiment beaucoup d’humour, monsieur Falwick. Vraiment beaucoup !
Les soudards s’espacèrent sur le pourtour de la clairière. Tailles et le sorceleur se faisaient face.
— Monsieur Tailles ? Que diriez-vous de me présenter des excuses ?
Le petit chevalier pinça les lèvres, mit sa main gauche dans son dos et s’immobilisa en position d’escrimeur.
— Non ? dit Geralt en souriant. Vous n’écouterez pas la voix de la raison ? C’est dommage.
Tailles fléchit les genoux, se releva d’un bond et passa à l’attaque à la vitesse de l’éclair, sans avertissement. Le sorceleur ne fit même pas l’effort de parer les coups, il esquiva la pointe aplatie de l’épée d’une rapide volte-face. Le petit chevalier traça un large moulinet, la lame cingla l’air. D’une agile pirouette, Geralt échappa à la lame, bondit sur le côté en souplesse et d’une feinte courte, légère, fit perdre la cadence à Tailles. Celui-ci poussa un juron, donna un coup ample de la dextre, perdit un moment l’équilibre, essaya de le récupérer, instinctivement, maladroitement, la garde haute. Le sorceleur frappa avec la vitesse et la force de la foudre, il cogna droit devant en tendant le bras sur toute sa longueur. La lourde épée grinça bruyamment en croisant la lame de Tailles qui, violemment repoussée, alla lui heurter le visage. Le chevalier poussa un hurlement, tomba sur les genoux, le front dans l’herbe. Falwick accourut et se baissa. Geralt ficha le glaive en terre et se retourna.
— À moi, la garde ! hurla Falwick en se relevant. Attrapez-le !
— Ne bougez pas ! Que chacun reste à sa place ! râla Dennis Cranmer en effleurant sa hache.
Les soldats s’immobilisèrent.
— Non, comte, dit lentement le nain. J’exécute toujours les ordres à la lettre. Le sorceleur n’a pas touché le chevalier Tailles. Le gamin s’est cogné à son propre fer. Par malchance.
— Il a le visage massacré ! Il est défiguré à vie.
— La peau cicatrise, dit Dennis Cranmer en plantant ses yeux d’acier dans le sorceleur et en montrant les dents. Et la cicatrice ? Une cicatrice, pour un chevalier, est un souvenir glorieux, une source d’éloge et de gloire, de cette gloire que le chapitre souhaitait tant pour lui. Un chevalier sans cicatrice est un pleutre, ce n’est pas un chevalier. Demandez-le-lui, comte ! Vous verrez qu’il est content.
Tailles, qui se tordait de douleur dans l’herbe, crachait du sang, glapissait et hurlait, n’avait aucunement l’air réjoui.
— Cranmer ! rugit Falwick en déterrant son épée. Tu vas le regretter, je le jure !
Le nain se retourna, sortit lentement sa hache de sa ceinture, se racla la gorge et cracha généreusement dans sa dextre.
— Oh, monsieur le comte ! grinça-t-il. Ne parjurez pas ! Je déteste les parjures et le prince Hereward m’a donné le droit de les punir en leur tranchant la gorge. Je préfère oublier ces stupides propos. Mais ne recommencez pas, je vous en prie !
Falwick, haletant de colère, se tourna vers Geralt.
— Sorceleur, fiche le camp d’Ellander ! Immédiatement et sans délai !
— Je suis rarement d’accord avec lui, marmonna Dennis en s’approchant du sorceleur pour lui rendre son glaive, mais cette fois, il a raison. Partez d’ici au plus vite !
— Nous suivrons votre conseil, dit Geralt en ceignant son baudrier. Mais d’abord… j’ai encore un mot à dire à monsieur le comte. Monsieur Falwick !
Le chevalier de la Rose-Blanche cligna nerveusement des yeux, s’essuya les mains sur son manteau.
— Revenons un moment au code de votre chapitre, poursuivit le sorceleur en se gardant de sourire. Il y a une affaire qui excite ma curiosité. Admettons que je me sois senti dégoûté et offensé par votre attitude dans toute cette affaire, que je vous aie défié à l’épée, ici, maintenant, sur place, qu’auriez-vous fait alors ? M’auriez-vous considéré comme suffisamment digne pour croiser le fer avec moi ? Ou auriez-vous refusé de le faire, même en sachant qu’en cas de refus, c’est moi qui vous aurais tenu pour indigne, même, pour qu’on vous crache dessus, qu’on vous rosse et qu’on vous donne des coups de pied dans le fondement sous les yeux de vos fantassins ? Comte Falwick, veuillez avoir l’extrême obligeance de satisfaire ma curiosité.
Falwick pâlit, recula d’un pas, regarda autour de lui. Les soudards évitaient son regard. Dennis Cranmer fit une grimace, tira la langue et lança un jet de salive à une bonne distance.
— Bien que vous vous taisiez, continua Geralt, j’entends dans votre silence la voix de la raison, monsieur Falwick. Voici ma curiosité satisfaite. Maintenant, à mon tour de satisfaire la vôtre. Si vous êtes curieux de savoir ce qui va se passer si votre ordre décide d’importuner d’une manière ou d’une autre notre mère Nenneke et ses prêtresses, ou s’il impose trop sa présence au capitaine Cranmer, alors sachez, comte, que je vous retrouverai et que sans me soucier d’aucun code, je vous saignerai comme un porc.
Le chevalier blêmit encore davantage.
— N’oubliez surtout pas ma promesse, monsieur Falwick ! Viens, Jaskier ! Il est temps qu’on y aille. Salut, Dennis !
— Bonne chance, Geralt ! dit le nain avec un large sourire. Salut ! Je suis infiniment heureux de cette rencontre. J’espère qu’il y en aura d’autres.
— C’est réciproque, Dennis. Alors, au revoir !
Ils s’éloignèrent au pas, avec une lenteur ostensible, sans se retourner. Ils ne passèrent au trot que lorsque la forêt les dissimula.
— Geralt, dit tout à coup le poète. Nous ne partons tout de même pas directement dans le sud ? Il va falloir faire un détour pour éviter Ellander et les terres de Hereward ? Hein ? Ou est-ce que tu as l’intention de poursuivre cette démonstration ?
— Non, Jaskier. Ce n’est pas mon intention. Nous allons couper par la forêt, et après nous obliquerons vers la route des Marchands. Rappelle-toi bien ! Pas un mot de cette noise devant Nenneke. Pas un seul !
— J’espère que nous allons partir sans tarder ?
— Nous partons immédiatement.
II
Geralt se pencha, vérifia l’anneau de son étrier, qui venait d’être réparé, régla son étrivière qui sentait le cuir flambant neuf, encore raide et qui avait du mal à entrer dans la boucle. Il rectifia la sangle, installa les besaces et la couverture roulée derrière sa selle ainsi que son glaive d’argent attaché dessus. Nenneke se tenait à côté, immobile, les bras croisés sur la poitrine.
Jaskier s’approcha, menant son hongre bai par la bride.
— Merci pour ton hospitalité, vénérable, dit-il gravement. Et ne sois plus en colère contre moi. Je sais, de toute façon, que tu m’aimes bien.
— Certes, approuva Nenneke sans sourire. Je t’aime bien, fainéant, même si je me demande pourquoi. Salut !
— Au revoir, Nenneke.
— Au revoir, Geralt. Fais attention à toi !
Le sorceleur eut un sourire sarcastique.
— Je préfère faire attention aux autres. À la longue, c’est plus sûr.
Iola apparut entre les colonnes du temple tapissées de lierre, en compagnie de deux jeunes adeptes. Elle portait le coffret du sorceleur. Elle évitait son regard avec gaucherie. Son sourire gêné et la rougeur de sa frimousse poupine couverte de taches de rousseur formaient un ensemble charmant. Ses compagnes ne se privaient pas de lancer des regards chargés de sous-entendus et avaient du mal à retenir leurs rires.
— Par la Grande Melitele, soupira Nenneke. Voici tout un cortège pour vous dire au revoir. Prends ton coffret, Geralt ! J’ai complété tes élixirs, tu as tout ce qui manquait. Ainsi que le remède. Tu sais lequel. Prends-en régulièrement pendant quinze jours ! N’oublie pas ! C’est important.
— Je n’oublierai pas. Merci, Iola.
La jeune fille inclina la tête, lui tendit le coffret. Elle aurait tellement voulu lui dire quelque chose. Mais elle n’avait aucune idée de ce qu’il convenait de dire, des mots qu’il convenait d’utiliser. Elle ne savait pas ce qu’elle aurait dit si elle l’avait pu. Elle ne le savait pas. Et pourtant elle le désirait.
Leurs mains se frôlèrent.
Du sang ! Du sang ! Des os comme des baguettes blanches brisées. Des tendons, telles des cordes blanchâtres, qui explosent sous la peau en train d’éclater, lacérée par de longues pattes hérissées de piquants et des dents pointues. L’horrible bruit d’un corps déchiqueté et des cris, des cris impudents et rendus effrayants par leur impudence. Par l’impudence de la fin. De la mort. Du sang et des cris. Des cris. Du sang. Des cris…
— Iola !!!
Avec une rapidité inattendue chez une personne de sa corpulence, Nenneke s’approcha de la jeune fille allongée par terre, tendue, secouée par des convulsions, et la maintint par l’épaule et les cheveux. L’une des adeptes était comme paralysée ; l’autre, plus vive, s’agenouilla sur les jambes de Iola. Iola s’arc-bouta en ouvrant la bouche pour pousser des hurlements muets.
— Iola ! criait Nenneke. Iola ! Parle ! Parle, mon enfant ! Parle !
La jeune fille se raidit encore davantage, elle se mordit les lèvres, serra les mâchoires, un mince filet de sang coula sur sa joue. Nenneke, rougie par l’effort, cria des mots que le sorceleur ne comprit pas, mais son médaillon lui tiraillait la nuque si fort qu’il se pencha instinctivement, écrasé par un fardeau invisible.
Iola s’immobilisa.
Jaskier, pâle comme un linge, poussa un profond soupir. Nenneke se redressa sur ses genoux, puis se leva avec difficulté.
— Emportez-la ! dit-elle aux adeptes.
Les jeunes filles étaient maintenant plus nombreuses, de nouvelles étaient accourues, graves, effrayées et silencieuses.
— Emportez-la ! répéta la prêtresse. Faites bien attention ! Et ne la laissez pas seule ! J’arrive tout de suite.
Elle se retourna vers Geralt. Le sorceleur, immobile, tripotait les rênes dans sa main moite.
— Geralt… Iola…
— Ne dis rien, Nenneke !
— Je l’ai vu, moi aussi. L’espace d’un instant. Geralt, ne pars pas !
— Il le faut.
— Tu as vu… tu l’as vu ?
— Oui. Ce n’est pas la première fois.
— Et alors ?
— Il ne sert à rien de regarder derrière soi.
— Ne pars pas, je t’en prie !
— Il le faut. Occupe-toi de Iola ! Au revoir, Nenneke.
La prêtresse hocha lentement la tête, renifla et essuya une larme d’un geste sec, brusque, du poignet.
— Adieu ! chuchota-t-elle sans le regarder dans les yeux.